mercredi 14 mai 2008

Israël, 60 ans, l’âge de l’audace


Entretien avec Avraham Burg

"Si je me projette dans un lointain avenir, que dira-t-on de notre génération ? Que nous avions l’occasion de faire la paix et que nous l’avons manquée".

Israël a fêté ses soixante années d’existence. Quel bilan en tirez-vous ?
Si je pouvais dire à mes ancêtres qu’il existe un Etat juif, doté d’universités performantes, d’une économie en pleine croissance, etc., je suis sûr qu’en comparaison avec toutes les autres époques de l’histoire juive, ils croiraient que les temps messianiques sont arrivés ! La partie positive du bilan est impressionnante ! Mais si je me projette dans un lointain avenir, que dira-t-on de notre génération ? Que nous avions l’occasion de faire la paix et que nous l’avons manquée. Que nous pouvions transformer Israël en un pont entre l’Europe chrétienne et le Moyen-Orient musulman, et que nous avons raté cet objectif. Que nous avions entre nos mains de quoi constituer une société modèle et juste, où l’égalité entre riches et pauvres, entre minorité et majorité aurait régné, et que nous n’avons pas réussi.

Pourquoi les cercles de gauche dont vous êtes issu, ceux du "camp de la paix", sont-ils ainsi désillusionnés ?
La situation de la gauche israélienne a ceci de paradoxal que sa rhétorique l’a emporté alors que, politiquement, elle a perdu. Ariel Sharon, Ehoud Olmert et même Benyamin Nétanyahou, les tenants du nationalisme le plus dur, ont fini par se retirer de territoires occupés. Maintenant que nos slogans sont appliqués par ceux qui sont au pouvoir, pourquoi manifester dans les rues ? De plus, force est de constater que, depuis une dizaine d’années, les idées, les formules et les propositions les plus contraires à la paix sont venues de notre propre camp. Ehoud Barak a essuyé un échec personnel avec les négociations ratées de Camp David et de Taba. C’est aussi parmi nous, du travailliste Haïm Ramon, qu’est née l’idée du mur de séparation (la barrière de sécurité)... Comment cela ne laisserait-il pas un goût amer ?

Quelle solution préconisez-vous pour sortir de ce blocage ?
De l’audace. A commencer par des négociations directes avec le Hamas. Dire que c’est là une perspective exaltante, non. Mais de l’expérience qui est la nôtre au Moyen-Orient, je constate que nous autres, Israéliens, finissons toujours par avoir la nostalgie des extrémistes d’hier. Quand nous avons conquis les territoires en 1967, la première chose que nous avons faite c’est d’en expulser tous les partisans du roi Hussein de Jordanie. Puis, au moment où nous commencions à les regretter, c’est l’OLP qui les a remplacés. Quand le Hamas est arrivé, nous nous sommes mis à pleurer après l’OLP. Maintenant que le Hamas est là, si nous ne discutons pas avec lui, qu’est-ce qui se profile derrière ? Al-Qaida, un ennemi plus acharné encore.

Le temps ne joue pas en faveur d’Israël. Pas du tout. Le danger stratégique majeur ne vient ni du terrorisme, ni de l’intégrisme islamique, ni même de la force nucléaire iranienne - tout risque que je me garderais cependant de sous-estimer. Il tient à ce que nous sommes en train de rater la solution de "deux Etats pour deux peuples". Israël a été kidnappé par les colons et la Palestine par le Hamas, qui se retrouvent dans une situation dialectique de partenariat politique. Tous les deux croient à leur manière au "Grand Israël" ou à la "Grande Palestine". Si cela continue ainsi, nous nous précipitons avec la vitesse de l’éclair vers un clash dans lequel nous, les Israéliens, serons contraints d’aller au secours des colons et eux, les Palestiniens, de défendre le Hamas.

Depuis l’indépendance, en 1948, quelle a été l’erreur principale qui, selon vous, a créé le contexte que vous venez de décrire ?
Deux éléments qui ne sont pas que politiques et stratégiques, mais qui ont déterminé notre perception et nos réactions à la réalité du Moyen-Orient. Le premier, c’est celui qui a été le moteur même du sionisme, qui pensait installer un peuple sans terre sur une terre sans peuple. Longtemps, le peuple palestinien n’a tout simplement pas existé à nos yeux. Les Palestiniens demeurent, pour de nombreux Israéliens, de l’ordre de la réalité virtuelle.

Le second élément m’impose de déplacer le regard vers la période antérieure au sionisme, quand la majorité du peuple juif vivait en Europe de l’Est, en Pologne, en Russie, en Galicie, avec une autonomie culturelle assez forte. Au tournant du XIXe et du XXe siècle, la situation a commencé à se dégrader. Une grande partie des juifs a alors émigré aux Etats-Unis. Une petite portion de pionniers est allée sur la terre d’Israël, par choix. Après la Shoah, après l’ouverture des camps de réfugiés en 1948-1949, Israël est passé du statut d’Etat d’élection à celui de pays refuge, ce qui induit deux mentalités différentes.

Par ailleurs, je vois le sort des réfugiés palestiniens, et j’ai beau me dire que je ne suis pas, moi, Israélien, la seule cause de leur malheur, il n’en reste pas moins qu’après soixante ans ils sont plus nombreux à dépendre de l’UNRWA (Agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens) qu’en 1948. Même si nous ne sommes pas les seuls responsables du problème, que cette responsabilité nous la partageons avec les pays arabes, il faut au moins en reconnaître symboliquement notre part.

Dans votre livre Vaincre Hitler (Fayard), vous comparez l’Israël d’aujourd’hui à l’Allemagne de Guillaume II, de Bismarck et de Weimar. En quoi une telle analogie est-elle justifiée ?
D’autres équivalences étaient possibles, par exemple avec l’Amérique des pionniers ou la France en Algérie. Pourquoi l’Allemagne ? Parce que c’est en allemand que les deux livres qui ont le plus influé sur le destin des juifs modernes ont été écrits : L’Etat juif, du fondateur du sionisme politique, Theodor Herzl, et Mein Kampf. Parce que c’est en Allemagne qu’a eu lieu la modernisation religieuse, là où le plus grand écrivain en langue hébraïque, Samuel-Joseph Agnon (1888-1970, Prix Nobel de littérature 1966), a travaillé, et c’est de Berlin que Salman Schocken a créé le journal de référence en hébreu Haaretz.
Sans parler des philosophes juifs les plus importants comme Franz Rosenzweig et Martin Buber.

Dans cette période qui va de Bismarck à la fin de la République de Weimar, a eu lieu une confrontation violente entre la tendance au libéralisme et un traumatisme national, l’humiliation de la défaite de 1918. A la fin, le traumatisme l’a emporté avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir.
Je pense qu’Israël se trouve aussi écartelé aujourd’hui entre une créativité extraordinaire et un trauma national. Faisons en sorte que l’esprit nouveau l’emporte sur le traumatisme : voilà le foyer de la comparaison.

Vous êtes effectivement très critique sur le caractère envahissant de la mémoire de la Shoah en Israël. N’y en a-t-il pas des usages positifs ?
Sans mémoire, le peuple juif n’existerait tout simplement pas. Mon problème est plutôt la banalisation. Récemment, des religieux ont voulu s’opposer à une Gay Pride à Jérusalem. J’ai vu des jeunes ultraorthodoxes s’affronter aux policiers en leur criant qu’ils étaient des nazis. Que viennent faire les Allemands dans cette histoire ! Il faut absolument extirper cela de l’actualité quotidienne. Voilà pourquoi je ne trouve pas sain de consacrer une date spéciale à la commémoration de la Shoah dans le panthéon national. La sagesse juive veut qu’il y ait un temps pour le deuil et un temps pour la vie : l’essentiel pour la vie et un petit moment pour le deuil. Je dis non à une existence nationale de nécrophiles. Et, dans un esprit juif que je pourrais qualifier de "post-israélien", je propose de joindre le jour de commémoration de la Shoah au jeûne de Tisha béav (le 9 du mois du calendrier hébraïque d’av), la célébration des malheurs de l’histoire juive.

Le sionisme politique s’est voulu une solution à l’antisémitisme. Du coup, le rappel de la Shoah n’en conserve-t-il pas une certaine actualité ?
Je ne partage nullement cette obsession. Le chiffre des incidents, comparé aux quatorze millions de juifs vivant dans le monde, me paraît insignifiant. Bien sûr que l’antisémitisme existe encore, sous la forme d’un mixte bizarre d’antijudaïsme religieux, de xénophobie, d’anti-impérialisme, d’antiaméricanisme et d’anti-israélisme d’extrême gauche. Mais le phénomène contemporain est celui d’une haine généralisée de l’autre, de l’étranger, de l’immigré, de la différence, de l’homosexualité des musulmans et, dans le lot, des juifs. L’antisémitisme est désormais une partie seulement d’un phénomène universel plus global. Revendiquer une spécificité en la matière me paraît stupide.

Que voulez-vous dire, vous qui vous êtes longtemps occupé des relations entre Israël et la diaspora, quand vous affirmez la "fin" ou la "mort" du sionisme ?
Pour la première fois de son histoire, la majeure partie du judaïsme vit dans des démocraties, préservée d’un danger immédiat pour sa survie. Est-ce que le peuple juif peut subsister sans ennemis extérieurs ? Telle est la question principale qui se pose à la modernité juive. Que signifie appartenir à une collectivité qui n’est pas persécutée ? Du reste, si j’avais le pouvoir de faire venir tous les juifs en Israël, je ne l’exercerais pas. Le peuple juif s’est développé sur un mode à la fois singulier et universel. Depuis 1948, il s’est consacré presque exclusivement au local, c’est-à-dire à la construction de l’Etat d’Israël.

Or il est temps de refermer cette parenthèse, car le cosmopolitisme est aussi important pour lui que la souveraineté. Le sionisme est pour certains juifs un livre, voire même la Torah, dont on recommence la lecture à partir du début l’année suivante. Pour moi, ce n’est qu’un chapitre. Quand il est fini, il faut passer au suivant

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